Ton tour viendra. (PV Aurore Australe)

Roulée en boule sous un porche, je ruminais ma colère et ma frustration.
C'était pourtant une belle matinée. Le ciel était d'un bleu pur, le soleil illuminait de ses rayons dorés les toits des maisons et les oiseaux chantaient. L'air frais revigorait la nature.
« Et les patrouilles aussi », miaula une voix familière, près de moi.
Je tournais la tête pour découvrir Pelage d'Eau. Son épaisse fourrure gris-bleu brillait comme si elle venait d'être lustrée. Je ne pouvais pas en être sûre, cependant, car je ne me rappelais pas l'avoir jamais vue sale ou emmêlée. Peut-être que les guerriers-étoiles restaient propres en toutes occasions ?
Cette pensée ne m'occupa pas longtemps, et je reportais mon attention sur mon compagnon.
« Très drôle, stupide boule de poils ! » feulais-je.
Les yeux bleus de Pelage d'Eau étincelèrent.
« Tu es aussi grincheuse qu'un renard qui a une épine plantée dans la patte. Tu ne peux pas passer à autre chose ? » riposta-t-il.
« Non ! » protestais-je vigoureusement.
Je me repassais les évènements, frémissante d'indignation. Ces cervelles de souris de chats des Clans m'avaient poursuivie et rattrapée alors que je traquais un campagnol. J'avais esquivé de justesse leurs griffes acérées, et décampé à toute vitesse jusqu'à atteindre la ville.
Après avoir piqué un somme sur le sol dur, j'allais devoir fouiller les poubelles des Bipèdes, ce que je n'avais pas eu besoin de faire depuis longtemps, et cela me mettait de mauvaise humeur. De très mauvaise humeur.
Je m'ébrouais, me levais et m'étirais avec raideur, et partais en « chasse ».
Après un soupir résigné, mon esprit se mit en route, en calant son allure sur la mienne.
Je savourais sa présence discrète, réconfortée par son pelage frôlant le mien et par son parfum familier. Nous n'avions pas besoin de mots pour savoir que notre dispute était terminée. Encore une fois, je mesurais la chance que j'avais d'avoir pour esprit Pelage d'Eau.
La truffe au sol, je passais devant deux félins sans les remarquer. Il fallut que l'un d'eux m'interpelle pour que je les aperçoivent.
- Bonjour !
Je sursautais, fis volte-face et scrutais les deux chats avec méfiance. Celui qui m'avait appelée était une femelle écaille-de-tortue, fine et gracieuse. Au vu de son poil tigré constellé de poussière d'étoiles, l'autre était son esprit. Lorsque le vent tourna, il m'apporta une information supplémentaire : tous deux étaient du Clan du Songe d'Espoir.
Une irrésistible envie de me venger sur eux des chats des Clans me submergea. Mais ce n'étaient pas eux qui m'avaient pourchassé, et puis, il fallait bien reconnaitre que j'étais en tort. Moi aussi, quand j'avais fait partie des Clans, j'avais défendu ardemment le territoire de ma tribu.
* Je préfère ça. *
J'ignorais la pensée de Pelage d'Eau pour répondre - un peu sèchement, il est vrai - à la jolie guerrière :
« Bonjour. »
Et je gardais le silence. Je ne voulais pas continuer cette conversation, mais l'idée de fouiller les ordures ne me tentait pas plus.
Le feulement irrité de mon esprit résonna dans mes pensées. Mais ce fut sur un ton cordial qu'il s'adressa aux deux félins :
« Salutations ! Je suis Pelage d'Eau, et voici Aurore Australe. Nous sommes des solitaires. Et vous ? »
Dans le même temps, il me fouetta l'oreille du bout de la queue pour m'avertir d'être plus amicale.
Je grognais à son adresse, mais ne fis pas mine de m'éloigner. La chatte écaille dégageait une aura fascinante, presque envoûtante, et sans réfléchir, je m'assis dans une flaque de soleil, la queue enroulée autour des pattes, toute idée de poubelles oubliée, et impatiente d'entendre la réponse.

L'esprit - en le dévisageant avec plus d'attention, je vis qu'il s'agissait d'un beau mâle gris tigré aux poils soyeux et aux yeux bleu azur - répondit à la question de Pelage d'Eau avec enthousiasme :
« Moi c'est Éternelle Ignorance et elle, c'est Allégories de l'Alchimie. Non, nous est des chats du Clan des Songes d'Espoir !
On se promenait par-là ! »
Ses exclamations me firent sourire. Éternelle Ignorance arrivait-il à s'exprimer plus calmement ? Son ardeur contrastait étrangement sur la sérénité d'Allégories de l'Alchimie.
Éternelle Ignorance... Allégories de l'Alchimie... Des noms étranges... Pas de ceux que portaient ordinairement les chats des Clans.
- Et vous ? Que faisiez-vous ici ?
La question d'Allégories de l'Alchimie m'arracha à mes pensées. Je la dévisageais, hésitante.
Dans la pâle lumière du soleil, les tâches rousses et noires de son pelage tricolore étincelaient, et les tâches blanches qui parsemaient sa queue et son échine prenaient de subtiles teintes roses et dorées. Ses yeux ambrés luisaient comme de la sève au soleil.
J'étais si absorbée dans ma contemplation que je ne vis pas Pelage d'Eau et Éternelle Ignorance s'éloigner côte à côte en bavardant, comme s'ils étaient amis depuis longtemps.
J'eus un instant de panique, avant de me souvenir de sa question. Poussée par un instinct que je n'expliquais pas, je lui dis la vérité :
« J'ai été chassée du territoire de ton Clan par une patrouille, alors que je chassais sur leurs terres. J'étais une guerrière, moi aussi, il y a longtemps. Je ne me suis pas habituée à fouiller les poubelles. J'aspire à un destin bien plus noble. »
Puis, pour essayer d'alléger ma dernière phrase, j'ajoutais d'un
ton joyeux :
« Et c'est bien plus amusant ! De chasser sur un territoire de Clan, je veux dire. »
Silence. Je me tortillais sous le regard d'Allégories de l'Alchimie, comme une apprentie prise en faute. Ses yeux me transperçaient, exigeant la vérité. Incapable de résister, je la lâchais.
« Je t'ai aperçue... enfin, entendue, et je me suis arrêtée. En général, je n'aime pas parler avec les autres, moi toi, tu... tu es différente. »